Marin vs. Terrien

Irlande, juillet 2023.

Sur le pont balayé par les vagues, fouetté par les rafales humides, ajustant
sans cesse son équilibre précaire, le marin jouit avec délices de sa vie intense
au contact d’une nature vierge comme au premier jour. Souvent issus des
récits enjolivés de ses prédécesseurs, il accomplit en vrai ses rêves littéraires.
Téméraires, les marins ? Sans doute un peu. Mais combien manquent
totalement de lucidité, emportés par leur imagination fertile dans un tourbillon
de galères qu’ils n’auraient jamais connues sans cette décision étrange de
prendre la mer ?
Au contraire, le Terrien est ancré dans une réalité ancestrale à laquelle son
évolution millénaire l’a petit à petit façonné jusqu’à un niveau de perfection
presqu’abouti. Maîtrisant à merveille l’usage de l’escalator comme celui de
l’ascenseur, se déplaçant avec célérité au volant de son bolide, le Terrien, doté
de cette aisance décontractée et de son sourire satisfait, frappe l’esprit du
Marin, agenouillé sur son passavant, s’agrippant maladroitement à son
bastingage, trempé jusqu’aux os et tremblant de froid pour s’être un jour
laisser séduire par son désir d’aventures.
Tout cela resterait bien innocent, si l’on ignore les contraintes que subit le
Marin de retour au port, cet univers mystérieux, ni marin, ni terrien, aux
confins de ces deux mondes opposés, qui tente vainement de réconcilier les
uns avec les autres, sinon de favoriser la mutation de l’un en l’autre.
Car il faut savoir ce qu’endure le Marin avant de prendre la mer et après, s’il a
la chance d’en revenir : tracasseries administratives, vérification du matériel
de sécurité obligatoire, réparations aussi diverses que nombreuses,
remplacement de pièces incapables de résister à l’atmosphère saline que les
plus grands océans du monde comme les mers les plus minuscules leur
imposent avec malice, ne sont que quelques exemples de ce qui oblige
finalement le Marin à passer plus de temps au port que dans son milieu de
prédilection : la Liberté. Tandis que le Terrien, confortablement installé dans
son canapé enveloppant, jouit sans entrave de la douce chaleur du foyer et de
sa liberté d’informations diffusées en ultra-haut débit sur son écran haute
définition à diagonales extra-larges, le Marin, confronté à des dysfonctionnements dont il ne trouve jamais la cause, se désespère de quitter
un jour ce port qui lui dérobe de surcroît ses dernières économies.
Et lorsqu’enfin, le jour tant attendu se présente au Marin qui a invité le peu
d’amis qui lui restent fidèles après toutes les mésaventures qu’ils ont, un jour
ou l’autre, partagées à leurs dépends, il est fréquent que la météo contrarie le
projet glorieux d’un départ rythmé par les encouragements enthousiastes et
les applaudissements de Terriens aussi dubitatifs que compatissants. Soit le
vent refuse obstinément d’adopter la direction de la première escale
programmée de longue date. Soit sa force excessive exposerait d’emblée le
Marin à une prise de risque bien trop effrayante pour son entourage, soit
l’annonce de pluie rendrait l’expédition, déjà ambitieuse, trop inconfortable ; le
mot est bien faible pour qui connaît les affres d’un bateau humide à l’extérieur
comme à l’intérieur, et les conséquences dramatiques sur la santé physique et
morale de ceux qui la subissent. Soit l’indice UV démesuré
risquerait
d’entraîner à moyen terme le développement d’un cancer de la peau qui
pourrait se généraliser, clouant ainsi le Marin dans une vie végétative qu’il
craint et exècre par dessus tout.
C’est pourquoi il est fréquent de retrouver le Marin, au soir d’un nouveau jour
de déconvenue, noyant sa nostalgie et ses espoirs déçus au fond d’une taverne
au nom évocateur : « Bar du Bout du Monde » ou « Pub of the Last Hope »
selon le pays où s’achèvent, pour la nuit, ses rêves d’embruns et de surfs
fantastiques dans les mers du sud. Vous le distinguerez sans risque d’erreur, à
son air triste, ses traits tirés, son odeur animale, ses vêtements usés, ses
cheveux en bataille, ses mains meurtries, son chandail encore humide d’eau
salée et de sueur mélangées et surtout au vide autour de lui dans un pub par
ailleurs bondé de Terriens venus s’encanailler. Le contraste est saisissant. Le
Terrien au contraire, rasé de frais et parfumé, entouré de jolies Terriennes
subjuguées par son élégante assurance et son verbe passionnant, offre un
visage lumineux et sa tournée générale, entraînant le Marin dans des abysses
de réflexions embrumées par l’ivresse naissante et pas toujours maîtrisée.
Car si l’amour et les passions sont pour la plupart d’entre nous le sel de la vie,
il faut bien admettre que les partager avec un Marin ne peut être que source de
déceptions répétées et de lassitude interminable qui, accumulées au fil des
jours, aboutissent finalement au mépris amer pour celui qui passe au mieux
pour un rêveur, mais le plus souvent pour un affabulateur. Seules les plus
délaissées des femmes, pour leur disgrâce, leur mauvais caractère ou leur
santé mentale fragile, restent encore un peu, faute de mieux. De ce côté là
aussi, les déceptions du Marin ajoutent à sa mélancolie et l’invitent à se
réfugier dans sa fertile solitude.
Mais ils suffit parfois d’un rayon de soleil, d’une brise favorable et d’une
réparation enfin durable, pour que se réveille de nouveau chez ces idéalistes
sans mémoires, le goût du large et des nuits étoilées. On ne dénoncera jamais
assez le cynisme des auteurs qui produisent ces imaginaires dénués de toute réalité. Leurs ravages peuvent être dévastateurs sur des esprits naïfs, prêts à
toutes les folies pour accomplir le rêve inaccessible qui les habite et les ronge.
Soyez indulgents pour les Marins et n’allez pas encombrer à votre tour les mers
si belles sans vous…

Jean Paul

* Merci à Yam pour les dessins