Une journée ou deux sur Enjoy

Ce témoignage est issu de mon expérience de trois semaines à bord d’Enjoy avec son célèbre skipper Jack le Rebelle.
En temps normal, je laisse le skipper se lever le premier. D’abord parce qu’il est important de respecter son sommeil. Ensuite parce qu’il ne laisserait à personne le soin de préparer le café et le petit déjeuner. Tout juste accepte-t-il les croissants chauds le matin, mais cela n’a aucun caractère obligatoire.
Jack prend son café du matin avec du sucre et du lait; je ne sais pas comment il faisait avant, mais il insiste souvent sur l’importance de manger raisonnablement pour « ne pas grossir ». D’ailleurs, le lait disparaît des cafés suivants.
Pendant le petit déjeuner sont souvent abordés les sujets de la journée à venir : réparations à effectuer, météo, programme du jour. Ne vous attardez pas sur le programme du jour, il change tout le temps, avec parfois des arguments surprenants pour le novice que je suis dans la navigation au long cours. L’art de la navigation est souvent mystérieux et Jack le maitrise à merveille, croyez-moi. En revanche, soyez très attenti-f-ve à la « to do list » qui occupera un temps significatif de votre journée, encore plus longtemps de la sienne. Quant à la météo, elle fait l’objet de riches débats sur les modèles à comparer, selon la situation géographique, la précision attendue, l’échéance du départ, etc.
Après une vaisselle et une toilette expéditives commencent les choses sérieuses : l’entretien du bateau. Par exemple ce matin, il s’agissait de s’attaquer à la réparation de la seconde barre de safran, reportée depuis plus de deux semaines pour cause d’autres priorités bien plus urgentes. Enjoy disposant d’une timonerie redondante pour raisons de sécurité (double safran, double barre, double pilote automatique triplé d’un chinois très discret le temps de mon embarquement), la barre inutilisable est restée en fond de cale, jusqu’à ce que ce matin, à la faveur d’une accalmie, je l’extraies pour encourager jack à s’intéresser à son cas. Ça tombe bien, il s’est attaché à tous les voisins de ponton rencontrés hier après-midi, a sympathisé avec le gérant de la « marina » de Castle Bay et n’a donc aucune envie ni aucune raison d’appareiller aujourd’hui. Yes !
Cependant, plusieurs conditions sont nécessaires à la mise en œuvre de la réparation à laquelle il réfléchit depuis plusieurs semaines, chaque début d’après-midi. 1 – Le temps doit être sec pour la stratification. C’est pas gagné, il faut viser des fenêtres météo encore plus courtes que celles favorables aux navigations. Ce n’est pas peu dire. 2 – Il a besoin d’outillage électrique, pléthorique à bord grâce aux promotions de Lidl. De la disqueuse parfaitement dimensionnée pour la section des bouts, au chalumeau destiné au brûlage de crèmes dessert, tout y est. 3 – Qui dit outillage électrique, dit électricité. C’est là que les choses se compliquent : tous les éléments de la chaine fonctionnent, de la borne du ponton au transfo du bord, mais le voyant du tableau reste imperturbablement éteint.
Muni de son multimètre (modèle Parkside®1 de chez Lidl), Jack parcourt en tous sens le ponton et le bateau, en scandant à plusieurs reprises « ah, j’ai compris » sans parvenir à réveiller cette led dont je ne connaitrai jamais la couleur ni l’emplacement.
Entretemps, il aura confectionné une liaison « étanche » avec une simple bouteille d’eau de 25 cl, percée en son fond de manière à ne laisser entrer que les deux fils électriques. Les sucres initialement prévus pour assurer la liaison des fils n’entrent pas (et pour cause !) par le goulot ? Eh bien, il s’en passera ! Je n’ai pas assisté à l’assemblement des fils à l’intérieur de la bouteille, car l’heure avancée m’incite à préparer le repas du midi au milieu des mallettes d’outillages et des câbles électriques qui jonchent le sol du carré, mais voici les enseignements précieux que je retiens de cette opération délicate :
• La marque « Kilimandjaro » qui figure sur l’étiquette de la bouteille précitée indique sa provenance tanzanienne. Il faut préciser ici que l’origine géographique des objets présents à bord réveille d’émouvants souvenirs de leur propriétaire.
• Une boite étanche coûte « au moins » cent euros chez Big Ship, enseigne par ailleurs absente de ce coin perdu des Hébrides.
• Jack admet évidemment que souder les fils ensemble aurait assuré plus sûrement leur continuité électrique. J’en déduis, à tort, que Lidl n’a pas proposé l’outil de soudure qui aurait sans l’ombre d’un doute allumé la led récalcitrante. Sans doute un voisin et ami a-t-il interpellé Jack qui a trouvé plus plaisant de plaisanter avec lui plutôt que de risquer de sebrûler. A défaut de soudure,, « il ne faut pas tirer dessus ». J’en déduis donc également que même Jack a une confiance limitée dans sa réparation et une confiance infinie en l’humain passant respectueusement en faisant scrupuleusement attention de ne pas heurter de son pied maladroit le chef d’oeuvre technologique étalé le long du ponton.
L’heure du repas est largement dépassée lorsque, découragé, notre capitaine décide enfin de reporter à plus tard la réparation de cette rallonge qui ne délivre que 130 V sur les 240 promis par son ami le chef de port… C’est ainsi que s’achève le projet de réparation de la barre tribord, reporté de nouveau à « plus tard ».
Entretemps, un pêcheur s’est approché du bateau pour proposer 500 g de coquilles Saint-Jacques charnues, fraichement pêchées et parées de leur corail, au prix de 15 £. Dans un réflexe éprouvé par ses aventures internationales, sortant soudain de ses recherches électriques, Jack s’étonne d’un prix aussi prohibitif. Le pêcheur descend immédiatement à 10 £ et effectue dans le même temps une volte-face prudente vers d’autres victimes moins exigeantes. Je vous passe les détails de cette anecdote qui pourrait à elle seule faire l’objet d’un article, mais nous finissons par obtenir plus tard dans la journée, et pour seulement 20 €, les 500 g de coquilles Saint-Jacques, un homard de belle taille et un magnifique tourteau !
Après le repas, Jack ne déroge jamais à la réflexion solitaire qu’il conduit pendant au moins une heure dans sa cabine. Il faut dire que les sujets ne manquent pas : réparations à effectuer, mise à jour météo et suite du programme du jour…
A l’heure où Emilie surgit pour prendre le café, bientôt rejointe par ses amis ministes Alysse et Léo, la journée est bien avancée. Elle vient solliciter Jack pour un embarquement l’année prochaine, avec l’idée d’accompagner la course de ces voiliers de 6.50 m des Sables aux Açores et retour. De quoi nourrir les nombreuses siestes à venir en réflexion, planification, préparations… et redonner au capitaine l’envie de naviguer avec un objectif à la clé.
Il est déjà 19:00 quand nous rentrons de la laundry. Nous avons beau vivre de merveilleuses aventures salées, la vie quotidienne et ses tâches ingrates doivent prendre place dans notre planning très serré. C’est alors que nos chers amis Georges et Laurence, rencontrés à Killybegs quelques jours auparavant, pointent le nez de leur magnifique Boréal à l’entrée de la baie. Une nouvelle occasion de reporter le départ au mouillage prévu pour échapper à la redevance du port.
Après notre délicieux festin de crustacés, nous rendons visite à nos amis ministes. Nous sommes cinq à bord d’un mini-transat, le temps de leur indiquer que nous allons au pub, étape rituelle qui marque notre respect des traditions locales. Nous y retrouvons Billy, notre voisin de ponton, qui a passé une nuit agitée mais sans dégât. Il nous offre du wiskhy alors que nous n’avions pas terminé notre pinte de bière, ni digéré le gin tonic de l’apéritif ni le vin blanc du repas. Toute cette énergie accumulée nous permettra de mettre une raclée aux jeunes ministes lors d’une partie de billard acharnée, où l’expérience l’emporte sur l’impétuosité.
Ainsi s’achève une jounée parmi d’autres sur Enjoy. Si vous avez décelé une certaine ironie bienveillante à l’encontre du capitaine, sachez que, au contraire de l’auteur de ces lignes, il a été capable de construire seul un voilier de 13 m , de parcourir le globe à l’envers avec une grand maitrise, de prendre sa retraite dix ans avant tout le monde et que sa popularité sur les pontons est sans égale.

Jean Paul