Jack London le 25 avril 1911
On ne devient pas marin, on le devient. Et par «marin» j’entends non pas ces individus quelconques et sans ressorts qui composent aujourd’hui les équipages des grands paquebots, mais l’homme capable de manœuvrer ce complexe de bois, de fer, de cordages de toile que représente un navire, et l’obliger à obéir à sa volonté sur la surface des flots.
A l’exception des capitaines et officiers de gros bâtiments, seul le marin qui conduit un bateau est digne de ce nom. Il sait, il doit savoir ce qu’il convient de faire pour que le vent transporte son esquif d’un point à un autre. Il doit connaître l’action des marées , les courants, les remous, les balises marquants les chenaux ou le passage d’une barre, ainsi que les signaux de jour et de nuit. Il doit être prudent dans l’appréciation du temps qu’il fait ou qu’il fera. Il lui faut connaître à fond, et avec un certain degré de tendresse, les qualités particulières de son bateau, qui conférent à celui-ci sa personnalité, le rendent différent de tout autre bateau qui fut jamais construit ou gréé. Il doit savoir le manier avec douceur, et pour donner un exemple entre mille, le faire passer d’une amure à l’autre sans briser son élan, ni le laisser abattre trop fort.
Les marins des grands navires modernes n’ont nul besoin de connaître tous ces détails. Et d’ailleurs ils les ignorent. Ils halent, ils pèsent sur les manœuvres, quant on le leur ordonne, astiquent le pont, nettoient la peinture, et frottent les taches de rouille. Ils ne savent rien, et s’en soucient fort peu. Placez les sur un petit bateau, et ils sont perdus. Ils feraient meilleure figure sur le dos d’un cheval emballé.
Je n’oublierai jamais mon étonnement d’enfant lorsque je rencontrai pour la première fois un de ces êtres bizarres. C’était un marin anglais déserteur. Je n’avais que douze ans, mais je possédais déjà une embarcation de cinq mètres, à dérive, non pontée, que j’avais appris moi même à manœuvrer. Ce marin parlait de pays et de peuples étranges, de scènes de violence, et de tempêtes à faire dresser les cheveux sur la tête.Je l’écoutais assis à côté de lui comme au pied d’un dieu. Un jour, je l‘emmenai avec moi faire un tour dans ma modeste nacelle. Avec toute la tremblante émotion d’un bon petit amateur, je hissai la voile et nous partîmes. J’avais avec moi un homme qui, j’en étais sûr, devais tout examiner d’un œil critique, qui connaissait la mer et les bateaux plus que je ne saurais jamais. Au bout d’un moment, pendant lequel je me surpassai moi-même, il prit la barre et l’écoute. Je m’assis sur le banc étroit, au centre de l’embarcation. J’avais la bouche ouverte, car je m’attendais à voir ce qu’était un vrai marin. Et ma bouche resta ouverte: j’appris ce qu’est un vrai marin quand il se retrouve sur un petit bateau. Il ne parvint pas à orienter convenablement la voile malgré ses efforts. Il faillit nous faire chavirer plusieurs fois dans des rafales, et une autre fois en laissant prendre étourdiment la voile à revers par le vent.Il ne savait pas à quoi servait la dérive, ni qu’on doit se tenir dans l’axe du bateau, et non sur l’un des côtés, lorsque l’embarcation court vent arrière. Et pour finir, au retour, il fonça tête baissée sur l’appontement, si bien que notre avant fut abîmé et que le mât fut projeté hors de son emplanture.
D’où je tire cette moralité: un homme peut naviguer comme marin dans les équipages des grands navires pendant toute sa vie, et ne jamais connaître la vraie navigation.
Depuis l’âge de douze ans, j’ai éprouvé l’attirance de la mer. A quinze ans, j’étais capitaine et propriétaire d’un sloop pour piller les huîtres. Au cours de ma seizième année, je faisais ripaille à bord des goélettes à fond plat avec lesquelles les grecs pêchent le saumon sur la rivière Sacramento. En même temps, je servais comme marin dans la patrouille de surveillance des pêches. Et j’étais un bon matelot, quoique je n’eusse jamais navigué hors de la baie de San Francisco et des rivières qui s’y jettent. Je n’avais jamais encore roulé sur l’océan.
Néanmoins, au cours du mois où j’atteignis dix-sept ans, je signai un engagement comme «marin accompli» sur un trois mâts goélette qui partait pour une croisière de sept mois à travers le Pacifique. Mes compagnons me firent bientôt savoir que je ne manquais pas d’une certaine audace pour avoir oser m’engager comme «marin accompli». Et cependant, j’en étais un. J’avais été élevé à la bonne école. Il ne me fallut que quelques minutes pour connaître le nom et l’usage des manœuvres courantes nouvelles. C’était simple. Je n’agissais pas en aveugle. En conduisant mon petit bateau, j’avais appris le comment et le pourquoi de chaque chose. Certes, j’eus à apprendre à gouverner au compas, mais cela me prit une demi-minute. En revanche, quant il s’agissait de gouverner «plus pré bon plein» et «plus prés serré» , je battais la plupart de mes compagnons, car j’excellais dans cette manœuvre. En un quart d’heure, je pus débiter par cœur la rose des vents dans les deux sens. En somme, je n’eus que peu de chose à apprendre au cours de cette campagne de sept mois, en dehors de certaines pratiques de matelotage, telles que la confection des nœuds les plus compliqués, les diverses sortes d’épissures et la manière de tresser un paillet. En résumé, la navigation sur un petit bateau constitue la meilleure école pour faire un vrai matelot.
Si l’on est marin-né, et qu’on a goûté à la mer, on ne pourra jamais plus en rester éloigné au cours de son existence. On a le sel dans les os comme dans les narines, et l’appel de l’océan se fait entendre jusqu’à la mort. Plus tard, j’ai suivi des chemins plus avisés pour gagner ma vie. J’ai déserté les postes d’équipage pour pour des demeures stables, mais toujours, je suis revenu à la mer. En ce qui me concerne, la baie de San Francisco me paraît présenter la nappe d’eau la plus idéale et la plus rude pour la navigation à bord d’un petit bateau.
Le vent souffle à son aise dans la baie de San Francisco. En hiver, la meilleure saison pour y croiser, dominent les vents du sud-est et sud-ouest, avec parfois quelques bourrasques de nord. Durant l’été, règne ce que nous dénommons «brise de mer». Ce vent vient du Pacifique et souffle presque chaque après-midi à une allure que les yachtmen de l’Atlantique baptisaient une «allure de grain». Ils s’étonnent toujours de voir combien nos yachts sont peu voilés. Certains d’entre eux, dont les goélettes avaient doublés le Horn, contemplaient avec fierté leurs mâts élevés aux énormes voiles, et regardaient d’un air protecteur, presque avec pitié, les nôtres à l’aspect plus modeste. Il arriva qu’ils se joignirent à une croisière de San Francisco à Mare Island. Ils trouvèrent la matinée dans la baie tout à fait délicieuse, mais l’après-midi, quand le bon vent d’ouest pénétra dans la baie de San Pablo et qu’ils durent se débattre contre lui en louvoyant sans cesse, les choses prirent un aspect différent. Un par un, comme un vol d’hirondelle, nos yachts aux petits mâts et faiblement voilés les dépassèrent, les laissant rouler lourdement, sous voilure réduite, dans ce qu’ils appelaient un grain et qui n’était pour nous qu’une bonne brise. Quand ils sortirent la fois suivante, nous constatâmes qu’ils avaient abaissés leurs mâts de hune, raccourci leurs bouts-dehors, et diminué la largeur de leurs voiles de plusieurs laizes.
Quand à l’émotion, elle constitue à elle seule toute la différence qui existe entre un grand navire en difficulté au large et un petit bateau désemparé dans des eaux entourés de rivages. Cependant, s’il ne s’agit que d’émotion pure et d’émotion frémissante, donnez-moi le petit bateau. Les événements s’y succèdent rapidement, et il y a toujours fort peu de bras pour accomplir le travail, un rude travail, comme chacun sait qui a tâté d’un petit bateau.
Il m’est arrivé de trimer toute une nuit, les deux bordées sur le pont, au cours d’un typhon au large du Japon, et d’être ensuite moins épuisé qu’après deux heures d’efforts à prendre des ris sur un sloop de dix mètres ou à hisser deux ancres au vent d’une côte dans une rafale hurlante de sud-est.
Travail pénible et émotion? Que le vent refuse et vienne à tomber, vous laissant en plein courant de marée, juste au moment où vous conduisez votre petit sloop dans l’étroit passage d’un pont tournant! Regardez vos voiles, sur lesquelles vous comptiez, pendre subitement flasques et vides, puis soudain masquées par un vent impitoyable qui souffle en rafales avec une saute de huit points. Le bateau tourne sur lui-même et file, non au travers du passage ouvert, mais à côté, vers l’une des piles du pont. Vous entendez le grondement du courant à travers les pilotis. Vous voyez votre charmant esquif, tout fraîchement peint à neuf, se heurter contre ces derniers. Vous sentez sa robuste petite coque céder sous le choc. Vous voyez la lisse engagée et coincée. Vous entendez votre voile se déchirer tandis que l’extrémité des poutres passent au travers. Catastrophe! L’étai de votre mât de hune se rompt, et le mât de hune vacille au-dessus de vous comme un homme ivre. Il se fend et craque. Si cela continue, vos haubans de tribord vont sauter. Vous saisissez un cordage! N’importe lequel! Et vous le tournez autour d’un pilotis. Mais le bout de retour est trop court. Incapable de l’attacher, vous le retenez solidement pendant que vous hurlez à votre compagnon de faire un tour avec un autre cordage plus long. Vous tenez bon! Vous tirez sur votre bout, le visage cramoisi, vous tirez au point que vos bras semblent sortir de vos jointures, que le sang jaillit du bout de vos doigts. Mais vous tenez! Et votre camarade trouve enfin un plus long cordage et le fixe. Vous vous redressez alors, et regardez vos mains. Elles sont comme démolies. Impossible d’étendre les doigts. La douleur vous accable. Mais vous n’avez pas le temps de vous laisser aller. Votre bateau, fait toujours dangereux, pilonne contre les anatifes des pilotis, et ceux-ci menacent d’arracher le bordé. Vous abattez le pic! Vous abaissez la bôme! Puis vous établissez des amarres, et vous tirez, vous halez, vous tirez, tout en échangeant des propos désagréables avec le préposé du pont tournant, toujours désireux de prendre les devants en pareil occurrence. Enfin, au bout d’une heure d’efforts, les reins douloureux, la chemise trempée de sueur, les mains en sang, vous parvenez à franchir le passage et vous vous balancer paisiblement sur un flot tranquille entre d’étroites rives où des bestiaux enfoncés jusqu’aux genoux vous contemplent d’un œil étonné. Émotion! Effort! Peux-on trouver mieux au large par un temps calme?
Je l’ai éprouvé cependant de deux façons. Je me souviens d’une tempête qui dura quatorze jours au large de la Nouvelle-Zélande. J’étais sur un charbonnier vagabond, rouillé et usé, qui portait six mille tonnes de charbon dans ses flancs.Des mains-courantes de secours avaient été établis de l’avant à l’arrière. Du côté du vent, on avait attaché aux haubans de la cheminée et à ceux du gréement de grands filets en vue de briser la force des paquets de mer et de protéger les portes du carré. Mais les portes furent démolies et le carré inondé. Eh bien, de toute cette épreuve, je n’ai conservé qu’un seul sentiment, celui d’une grande monotonie.
Au contraire, les huit jours les plus vivants que j’ai vécus se sont écoulés à bord d’un petit bateau sur la côte ouest de la Corée. Peu importe pourquoi je voyageais sur la la mer Jaune durant un certain mois de février par une température au-dessous de zéro. L’essentiel est de savoir qu’il s’agissait d’une embarcation non pontée, un sampan; que nous étions à proximité d’une côte rocheuse dépourvue de phares et où les marées avaient une amplitude de dix à quinze mètres. Mon équipage était composé de pêcheurs japonais. Je ne comprenais pas leur langage, ni eux le mien. Néanmoins, ce voyage ne fut pas le moins du monde monotone. Jamais je n’oublierai certain lever de jour glacé, où, dans une épaisse bourrasque de neige, nous abattîmes la voile et mouillâmes notre petite ancre. Le vent soufflait en hurlant du nord-ouest et nous étions au vent du rivage. Devant et derrière nous, tout chemin nous était coupé par des falaises rocheuses, au bas desquelles la mer venait se briser. Du côté du vent, à courte distance, on apercevait, entre les rafales de neige, une rangée de récifs peu élevés. Cette barrière nous protégeait tant bien que mal contre les flots tumultueux de la mer Jaune qui se précipitaient sur nous.
Les Japonais se glissèrent sous une natte de paille de riz les couvrant tous, et s’endormirent. J’allais les rejoindre et pendant plusieurs heures nous profitâmes d’un sommeil intermittent. Puis un déluge d’eau glacé nous chassa de notre abri recouvert maintenant de plusieurs centimètres de neige. La barrière de récif était submergée par la marée montante et, d’instant en instant, les vagues nous arrivaient plus fortes. Les pêcheurs examinaient la côte avec anxiété. J’en faisais autant, de l’œil du marin, bien qu’il ne parut guère possible pour un nageur d’atteindre la ligne de rochers du rivage martelés par le ressac. J’indiquai un autre point de la falaise. Mais les Japonais secouèrent négativement le tête. Je montrai alors la terrible côte directement sous le vent. Ils hochèrent de nouveau la tête, et ne bougèrent point. J’en conclus qu’ils étaient paralysés par le sentiment que notre situation était désespérée. Celle-ci s’aggravait d’ailleurs à chaque minute, car la marée continuant à monter rendait de moins en moins efficace la rangée de récifs qui nous avait servi jusqu’ici de bouclier, Vint un moment où je me demandais si nous n’allions pas chavirer et couler l’ancre. Les lames arrivaient sur nous en volume grossissant, et on ne cessait d’écoper pour vider le sampan, Cependant, mes hommes, dans l’expectative, tenaient toujours les yeux fixés sur le même point rocheux du rivage.
Enfin, après avoir été plusieurs fois sur le point de couler bas, mon équipage entra tout à coup en action. Tous les matelots se précipitèrent sur la corde de l’ancre et la halèrent. A l’avant, tandis que le bateau laissait porter, nous établîmes un morceau de toile de la taille la grandeur d’un sac de farine, et nous mimes le cap droit sur le rivage. Je délaçai mes souliers, je déboutonnai mon ciré et mes vêtements, afin d’être prêt à me dépouiller presque complètement une minute environ avant le choc fatal. Mais il ne se produisit pas, et comme nous pénétrions dans la zone des rochers, je goûté toute la beauté de la situation.
Devant nous s’ouvrait un étroit passage bordé de chaque côté par une mer déferlante. Cependant, lorsque longtemps auparavant j’avais scruté le rivage, je n’avais remarqué aucune ouverture. Mais je n’avais pas tenu compte de l’amplitude des dix mètres de ma marée. Et c’était le moment où les eaux seraient assez hautes que les Japonais avaient attendu si patiemment. Nous traversâmes la frange des brisants et nous nous trouvâmes dans une petite baie bien abritée où l’eau était à peine frisée par les rafales. Nous abordâmes sur une grève où la dernière marée avait laissé de longues traînées d’eau glacée.
Et ce grain fut l’un des trois que nous eûmes à supporter au cours de cette randonnée de huit jours dans un sampan. En aurait-il été ainsi avec un gros navire? Je crois fors que le gros navire aurait été jeté sur les récifs extérieurs et que son équipage aurait péri.
Il survient toujours plus de surprise et de mésaventures au cours d’une sortie de trois jours à bord d’un petit bateau qu’il n’en arrive sur un grand navire sur l’Océan pendant une année. Je me souviens d’un voyage d’essai sur un petit bateau de «dix mètres» que je venais d’acheter. En six jours, nous dûmes essuyer deux rudes «coups de chien», par surcroît un bon coup de vent de sud-ouest et un autre du sud-est. Durant les courts intervalles qui séparaient ces grains, il faisait calme plat. De plus, pendant ces six jours, nous échouâmes trois fois. En outre, en étant amarré à une berge de la rivière Sacramento, nous nous trouvâmes, par un malencontreux hasard, en un point où le fond était incliné en pente raide, si bien que quand la marée descendit et que le bateau toucha le fond, peu s’en fallut qu’il fit la culbute. Par calme plat et fort courant de marée, dans les détroits de Carquinez, nos ancres dérapèrent sur un fond sans tenue et nous fumes drossés vers un énorme dock flottant contre lequel nous cognâmes sans relâche sur plusieurs centaines de mètres avant de pouvoir nous dégager. Deux heures plus tard, dans la baie de San Pablo, le vent se mit à siffler et nous dûmes prendre tous les ris. Ce n’est pas une mince affaire de redresser un bateau allant à la dérive par grosse mer et vent violent. Ce fut pourtant ce qui nous arriva ensuite, car notre bateau faisant eau et s’enfonçant, rompit deux amarres établies par nous. Avant de l’avoir repris en main, nous étions presque morts d’épuisement. Certes, nous avions fatigué le navire dans toutes ses parties, de la carlingue à la pomme du mât. Enfin, pour couronner le tout, tandis qu’on louvoyait dans la partie la plus étroite de l’estuaire de San Antonio, il s’en fallut d’un cheveu,que nous eussions une collision avec un gros bâtiment qui traînait un remorqueur. J’ai navigué sur l’Océan pendant une année sur un bateau beaucoup plus grand que celui-là, et je n’ai pas eu durant toute cette période un pareil faisceau d’incidents émouvants.
En somme, les mésaventures sont fréquentes à bord d’un petit bateau, Avec le recul, on les considère sous un jour plus joyeux. Sur le moment, elles mettent à l’épreuve votre ardeur et votre vocabulaire, et vous font voir les choses en noir au point de s’imaginer que Dieu nourrit une rancœur personnelle contre vous. Mais ensuite! Ah! Ensuite! Avec quel plaisir vous vous les rappelez et avec quelle satisfaction vous narrez vos exploits à vos collègues de la confrérie des navigateurs sur modestes esquifs!
La marée descendante montrait la surface boueuse couverte de vase pourrie; l’eau elle-même était sale et imprégnée des déchets de cuves d’une tannerie voisine; de chaque côté, les plantes des marais présentaient toutes les nuances d’une orchidée qui se meurt. On voyait plus loin un vieil appontement délabré et vermoulu et, à l’extrémité de celui-ci un petit sloop peint en blanc. Rien de romantique dans le tableau. Un argument péremptoire contre les prétendues joies de la navigation sur frêles embarcations.
Voilà sans doute ce que nous pensions? Cloudesley et moi, par ce sombre matin au ciel de plomb, lorsque nous nous levâmes pour préparer le petit déjeuner et laver le pont. D’ordinaire cette occupation me ravissait, mais un coup d’œil sur l’eau infecte et un autre sur le pont tout récemment peint calma quelque peu mon enthousiasme.
Après le petit déjeuner, nous entreprîmes une partie d’échecs. La marée continuait à baisser, et le sloop se mit à donner de la bande. Nous poursuivîmes notre jeu, mais bientôt les pièces ne purent plus tenir debout, vu l’inclinaison du bateau. Nous montâmes sur le pont. Les amarres d’avant et d’arrière étaient fortement tendues. A ce moment, une brusque secousse fit davantage pencher le bateau, et les amarres se tendirent à se rompre.
– Dès que le flanc du bateau reposera sur le fond, ce mouvement s’arrêtera, dis je.
Cloudesley prit la gaffe et la plongea pour mesurer la profondeur du côté où s’inclinait le bateau.
– deux métrés trente d’eau, annonça t’il. Nous sommes sur une crête. La première chose qui touchera le fond ce sera notre mât, car le bateau va se retourner.
Un craquement de mauvais augure partit de l’amarre arrière. Regardant de ce côté, nous remarquâmes qu’un toron venait de céder. Du coup, nous nous mîmes à l’œuvre. A peine avions nous établi une deuxième amarre que la première se brisa. Nous doublâmes aussitôt l’amarre de l’avant et nous avions à peine terminé que la première amarre avant sautait à son tour. Après quoi, ce fut pour nous une besogne infernale.
Plusieurs fois de suite, nous établîmes des amarres, et elles se rompaient à mesure, le bateau se penchait davantage. Nous utilisâmes toute notre réserve de cordages, jusqu’aux drisses et aux écoutes, de même notre aussière de quatre centimètres de diamètre, On fixa des liens au sommet et à mi-hauteur du mât, en un mot, partout où cela fût possible. Nous travaillions et transpirions, avec la sincère conviction que Dieu se mettait de nouveau contre nous.
Des naturels du pays venus sur l’appontement commençaient à ricaner. Cloudesley laissa glisser sur le pont incliné tout un rouleau de cordage et il lui fallut le repêcher avec un visible dégoût dans l’ignoble boue gluante. Du coup les indigènes éclatèrent de rire et j’eus beaucoup de mal à empêcher Cloudesley de grimper sur l’appontement et d’y commettre un meurtre.
A ce moment, le pont du sloop était devenu vertical. Nous avions détaché la balancine de son point inférieur et l’avions fixée à l’appontement, tandis que l’autre extrémité restait accrochée à la pointe du mât, le tout bien tendu par l’intermédiaire d’un palan. La balancine était en acier; nous ne doutions pas qu’elle tiendrait le coup, mais nous avions moins confiance dans la résistance des haubans qui maintenaient le mât.
D’ici deux heures, la marée serait tout à fait basse. Il nous fallait attendre encore cinq heures pour savoir si le bateau se soulèverait et se redresserait de lui-même.
Le banc de vase plongeait presque à pic, et au fond, droit au dessous de nous, le flot qui se retirait rapidement laissait apparaître le plus immonde, le plus affreusement puant, et le plus répugnant tas de boue imaginable.
Cloudesley le considéra un instant et dit:
– je t’aime comme un frère. Je me battrais pour toi. Pour te défendre, je tiendrais tête à des lions rugissants, je traverserais la mort sur terre et sur mer. Mais, je t’en prie, ne tombe pas là-dedans.
Il eût un frémissement de dégoût.
– car si tu y tombais reprit-il, je n’aurais pas le courage de t’en tirer. Non, impossible. Je pourrais seulement prendre une gaffe et t’enfoncer davantage jusqu’à ce que tu disparaisse hors de ma vue.
Nous nous assîmes sur la paroi latérale du rouf, celle qui était tournée vers le ciel. Nos jambes pendaient sur le toit de la cabine, vertical, et le pont nous servait de dossier. Ainsi installés, nous commençâmes une nouvelle partie d’échecs et nous jouâmes jusqu’à ce que la marée montante, la balancine et son palan nous eussent permis de rétablir notre bateau en une position plus convenable.
Des années plus tard, dans les mers du Sud, à l’île Isabelle, je me suis trouvé dans une situation analogue. Pour nettoyer sa coque, j’avais laissé le Snark s’échouer à marée basse sur la grève. Quand la marée le Snark refusa de se redresser. L’eau montait par les dalots, recouvrait le plat bord du côté renversé, et gagnait peu à peu sur le pont. Nous fermâmes hermétiquement le panneau de la chambre du moteur. La mer continua de monter, atteignit le panneau, le dépassa, et comme le tableau restait obstinément couché, l’eau s’approcha d’une manière inquiétante du capot de descente et de la claire voie de la cabine.
Nous étions tous malades, atteints de fièvre, néanmoins nous nous secouâmes et travaillâmes d’arrache-pied plusieurs durant sous le soleil ardent du tropique. Nous portâmes à terre nos plus solides amarres après les avoir fixées à l’extrémité des mats, et nous nous mîmes à tirer à tout faire craquer, y compris nous mêmes. Nous donnions un bon coup et tombions épuisés, à demi-morts. Puis, on se relevait, on tirait de nouveau, et on retombait. Le plat-bord inférieur finit par se trouver à un mètre et demi sous l’eau et les petites vagues venaient caresser l’entrée du capot de descente, quand tout à coup, la coque frémit, s’ébroua, et pointa de nouveau ses mâts vers le ciel.
On ne manque jamais de prendre de l’exercice en naviguant à bord d’un petit bateau, et le dur travail et non seulement une joie, mais il fait une réelle concurrence aux médecins. La baie de San Francisco n’est pas un étang de moulin, mais une vaste étendue d’eau, profonde et très variée dans ses aspects.
Je me souviens d’une soirée d’hiver où j’essayais d’entrer dans l’embouchure du Sacramento. La rivière en crue refoulait violemment le courant de marée venant de la baie. Le fort vent d’Ouest qui avait soufflé dans la journée avait molli au coucher du soleil. Il soufflait encore en petite brise, par l’arrière, et nous restions sur place dans le rapide courant. Nous nous trouvons exactement à l’entrée de la rivière, mais il n’y avait aucun mouillage possible à cet endroit, et nous dérivions en arrière de plus en plus vite. Finalement, nous nous décidâmes à jeter l’ancre quand le dernier souffle de vent nous eut abandonné.
La nuit vint, splendide, tiède et étoilée. Mon compagnon prépara le dîner tandis que je m’occupais de remettre tout en ordre sur le pont. Quand nous nous couchâmes, à neuf heures, le temps s’annonçait excellent. Si j’avais eu un baromètre, j’aurais sans doute pensé autrement. Vers deux heures du matin, nos haubans commencèrent à chanter sous une brise sifflante. Je montai sur le pont et donnai plus de mou à la corde de l’ancre. Une heure plus tard, il était visible qu’un coup de sud-est se préparait.
Il n’est guère agréable de quitter une couchette bien chaude pour fuir un dangereux mouillage par une nuit noire et un vent violent! On se leva tout de même, on prit deux ris dans la voile et on se remit en devoir de lever l’ancre. Notre était vieux et la tension produite par une mer hachée se montra trop forte pour lui. Avec un treuil hors d’usage, il nous était impossible de haler l’ancre à la main. Nous essayâmes sans autre résultat que nous ensanglanter les mains. Or, un marin déteste d’avoir à abandonner une ancre. Question d’amour propre. Bien entendu, nous aurions pu en marquer l’emplacement avec une bouée. Cependant, au lieu d’agir ainsi, nous filâmes encore davantage de corde, nous virâmes ensuite légèrement et mouillâmes la seconde ancre.
Ensuite, nous ne connûmes guère de repos, car l’un après l’autre nous fûmes jetés hors de nos couchettes. Le mauvais état de la mer qui allait en augmentant nous fit comprendre que nous chassions sur nos ancres et quand nous atteignîmes le passage où le fond est dénudé, nous sentîmes que les ancres glissées tranquillement sur lui. Ce chenal était profond mais ses bords se relevaient brusquement comme les parois d’une gorge, de sorte que lorsque les ancres arrivèrent à cet endroit, elles crochèrent et tinrent bon.
Mais en même temps, à travers les ténèbres, nous entendions la mer briser derrière nous sur le rivage, et si près que nous jugeâmes prudent de diminuer la longueur de nos cordes de mouillage.
La lumière de l’aube nous montra qu’entre notre arrière et la destruction certaine de notre bateau il n’y avait guère qu’une dizaine de mètres. Et quel vent! Par moments, dans les rafales, la vitesse devait approcher de cent vingt kilomètres à l’heure. Mais les ancres tenaient, et si bien que nous redoutions seulement de voir les bittes d’amarrage s’arracher du pont et être emportées.
Nous passâmes toute la journée à voir notre sloop piquer du nez et se redresser. Dans le courant de l’après-midi, la tempête s’arrêta après une rafale des plus violentes. Durant cinq minutes ce fut le calme plat, puis avec la soudaineté d’un coup de tonnerre, le vent arriva du sud-ouest, ayant tourné de huit points, et plus furieux que jamais. Passer une nouvelle nuit dans cette situation était trop pour nous, aussi essayâmes nous une fois de plus de haler sur les ancres. A la suite de cet effort épuisant, à rendre l’âme, nous étions tous deux sur le point de pleurer de douleur et de fatigue.
Lorsque la première ancre fut à pic, il nous fut impossible de la déraper. Nous profitâmes d’un moment où l’avant du navire plongeait vers elle pour tourner raides et courts plusieurs tours d’aussière sur la bitte, et nous écartâmes l’arrière comme l’avant se relevait. Presque tout céda où éclata, excepté l’ancre. La gorge où passait l’aussière fut arrachée, la lisse déchirée et le pavois vola en éclats. Mais l’ancre tint bon. De guerre lasse, je hissai la grand voile au bas ris, et redonnant à l’ancre les quelques mètres si péniblement gagnés, nous parvînmes à la décrocher en avançant vers elle et la dépassant à la voile. Ce ne fut pas sans mal ni misères cependant, car à plusieurs reprises, notre fut arrêté pile. Nous répétâmes la même manœuvre pour l’ancre qui restait, et au moment où l’obscurité tombait nous réussîmes à nous réfugier dans l’intérieur de la rivière.
Je suis né voilà si longtemps que j’ai grandi avant l’époque des moteurs à essence. Par suite, j’appartiens à la vieille école. Je préfère le bateau à voiles au bateau à moteur, et je crois que la navigation à voiles est un art plus élégant, plus difficile, plus hardi que la navigation mécanique. Les moteurs à essence ont aujourd’hui fait leurs preuves, et si on ne peut dire vraiment qu’un idiot est capable de s’en servir, on peut affirmer sans exagérer que n’importe qui est à même de les faire marcher.
Il n’en va pas de même de la navigation à voiles. Celle ci exige plus d’habileté, plus d’intelligence et un long entraînement. C’est le plus bel exercice pour un jeune garçon, un adolescent et un homme. Si le jeune garçon est peu vigoureux, mettez lui en mains un petit esquif confortable. Il fera le reste. Inutile qu’on l’enseigne. Il saura rapidement manier la godille et gouverner avec un aviron. Ensuite, il commencera à parler de quille, et de dérive, et sera impatient de hisser ses voiles et de passer toute une nuit à bord.
N’ayons aucune crainte à son sujet. Il est destiné à courir des risques et à essuyer des accidents. Songez-y des accidents arrivent aussi bien dans une nursery que sur l’eau. Bien plus de garçons sont morts d’avoir été trop mis dans du coton qu’il n’en est morts sur les grands et petits bateaux. Et beaucoup plus encore sont devenus des robustes gaillards grâce à la navigation à voiles plutôt qu’à jouer au croquet ou à suivre les cours d’une académie de danse.
Et une fois qu’on est marin, on le reste toujours. La saveur de l’air salin ne s’évente pas. Un marin ne vit jamais assez vieux pour n’avoir plus le désir de lutter encore contre le vent et les vagues. Je le sais par moi-même. Aujourd’hui, je possède un «ranch» et vis loin de la mer. Néanmoins, je ne puis rester longtemps éloigner d’elle. Quand plusieurs mois se sont écoulés sans la voir, je ne puis tenir sur place. Je me surprends à rêver aux incidents de la dernière croisière, ou à me demander si les loups rayés commencent à affluer dans le golfe de Wingo, ou encore lire dans les journaux les nouvelles concernant les premiers vols de canard.
Et alors, brusquement, nous nous précipitons sur les valises, nous passons en vue tout l’attirail des vêtements de mer, et nous partons pour Vallejo, où le petit roamer nous attend. Il attend sans cesse que le petit youyou nous mène à bord, que le feu du fourneau s’allume, que les cargues soient larguées, la grand voile hissée, que les garcettes de ris tambourinent sur la toile. Il attend le virage sur l’ancre à pic, l’élan du départ, les intimations de la barre, tandis qu’il pique toutes voiles dehors vers le nord ou le sud de la baie.
JACK LONDON
à bord du Roamer,
Sonoma Creek,
15 avril 1911